LA TÊTE DES FAUX
La Tête du Violu prise, il reste encore à l'ennemi la Tête des Faux, observatoire précieux pour lui, fort gênant pour nous.
A 3 ou 4 kilomètres de nos lignes, ses 1 219 mètres dominent et voient toute la crête frontière, toutes les hautes vallées de la région, les chemins et les routes qui sont la vie de notre front, tous les trains qui arrivent à Fraize.
Des éboulis d'énormes blocs de granit, d'épais fourrés de pins rabougris que le poids des neiges couche et emmène chaque hiver en enchevêtrements inextricables lui font une ceinture qui semble défier tous les assauts.
- Le mois de novembre est très mauvais ; la pluie glacée, les tourmentes de neige rendent la vie très dure dans les noirs bois de sapins où gîtent les Chasseurs. De nombreuses mais discrètes reconnaissances sont faites vers le piton convoité ; il faut étudier son chemin sans mettre l'ennemi en défiance.
- Le 2 décembre, à 2 heures, un détachement formé de deux compagnie du 28ème, des compagnies
MARION (
1ère), MANICACCI, TOUCHON, quitte le RUDLIN, chemine sous bois, arrive à 11 heures au pied de la Tête des Faux sans avoir donné l'éveil.
Notre artillerie, bien peu nombreuse, s'efforce d'arroser efficacement le sommet ; la compagnie TOUCHON en avant et à droite marche droit sur le point culminant, court à travers les fourrés, escalade les gigantesques éboulis ; arrêtée aux fils de fer, ses clairons sonnent la charge.
Le capitaine TOUCHON, blessé dans le réseau d'une balle à la cuisse, ne tombe pas ; les chasseurs
MAZET et
LECOMTE sont tués en coupant les fils de fer à coups de hache ; on passe.
Le caporal
MOISSONIER tue deux Allemands à coups de baïonnette.
Le sommet est enlevé ; l'ennemi se retire dans ses tranchées de la contre-pente où ses renforts accourus nous arrêtent.
Toute la soirée, toute la nuit, les contre-attaques se succèdent ; le Chasseur
VINCENT,excellent tireur d'un grand sang-froid, fait merveille ; un dernier effort tenté à l'aube n'a pas plus de succès ; le tapis de cadavres qu'éclairent les premières lueurs du jour montre quel prix l'ennemi attachait à son observatoire.
Puis, c'est le bombardement continu, les mines et les tuyaux de poêle les rafales de mitrailleuses, la fusillade incessante et impitoyable, à 40 mètres, où chaque balle tue ; le vent, le froid, la neige épaisse qui tombe en tourmentes aveuglantes, les pieds gelés.
Impossible de creuser des tranchées dans le roc et la terre glacée, impossible de poser des réseaux. On se tapit dans la neige le jour, et la nuit on se fait un toit de branchages,
on pose devant soi quelques caisses pleines de terre, les "
boucliers Azibert" ; on jette quelques "
araignées" que la fusillade hache, que la prochaine neige couvrira.
Aux engins de mort perfectionnés de l'ennemi nous ripostons de toute la force de nos pauvres moyens : vieux obus de 90, bombes qui datent de Louis-Philippe, pétards faits d'un
paquet de cheddite ficelé à une branche de sapin.
Fiers, les Chasseurs tiennent ferme sur le rude piton ; aux plus vaillants le poste le plus périlleux ; le soleil luit, leur montre le but, la plaine d'Alsace où leurs frères les attendent, le Rhin qui scintille et qu'on atteindra.
- A partir du 20 décembre, de sourds coups de mine sont entendus jour et nuit, de nouveaux préparatifs surgissent, les approches de l'ennemi apparaissent à 20 mètres du centre de la compagnie TOUCHON où les maigres fils de fer sont détruits sans cesse par les bombes et les grenades.
Notre ligne va-t-elle sauter ? Un peu à contre-pente, on noie de fils de fer invisibles à l'ennemi l'arrière de l'espace menacé, on aligne quelques boucliers Azibert autour de cette zone condamnée.
- Le 24 décembre, les compagnies PIOT et TOUCHON sont en ligne, la compagnie TOUCHON au point le plus délicat ; un dur bombardement pendant la matinée, les 210 de la Poutroye et les grosses mines de Grimaude ont donné ferme ; l'après-midi est calme, la nuit commence remarquablement tranquille.
Soudain, à minuit, des hurlements et la fusillade assourdissante. Les Allemands ont surgi en masses serrées. Ils entrent dans la section
BONREPAUX au centre de la compagnie TOUCHON, sur les 50 mètres où le fil de fer manque ; partout ailleurs, pas un ne passera, et leurs cadavres s'entasseront si nombreux et si proches que par endroits ils empêcheront le tir par les créneaux.
Dans la partie envahie c'est un corps à corps très meurtrier où presque tous les nôtres submergés succombent après une lutte héroïque ; on trouvera de nos morts serrant encore une pioche enfoncée dans une poitrine allemande ; la masse grossit s'entre-tue avec ses grenades, mais avance.
La section de réserve de la compagnie TOUCHON accourt avec le capitaine garnit les boucliers Azibert de la deuxième ligne ; la section de réserve de la compagnie PIOT bouche le trou à gauche entre la partie qui a tenu et la deuxième ligne. Le caporal
BESSE tombe mortellement blessé et crie : "En avant quand même !" Les feux croisés de ces deux sections font des ravages chez les assaillants empêtrés dans les fils de fer.
Les nôtres maintiennent une fusillade enragée. Le lieutenant d’artillerie CHABERT a voulu passer la nuit de Noël à son observatoire près du Sphinx ; il prend la direction du ravitaillement en cartouches ; ses ravitailleurs seront aussi héroïques que les combattants.
Le chasseur
PELLET offre des cartouches à deux Allemands s'aperçoit de son erreur, les tue.
Le Chasseur
COUP-LA-FRONDE, un bras brisé, fait vingt-deux fois le trajet du dépôt de munitions à la ligne de feu, et il est beaucoup plus périlleux d'entrer dans la tranchée et d'en sortir que d'y rester.
Mais les Allemands se renforcent sans cesse, les nôtres diminuent ; il ne reste bientôt plus à la section de réserve de la 6ème que les sergents
LARGERON et
PAUCHON, le caporal
CRAMPE et huit Chasseurs, qui répondent aux cris allemands : "On ne passe pas ! Vive la France" et chantent la Marseillaise en continuant leur feu.
L'attaque est par bonheur bien contenue partout ailleurs, où les fils de fer sont suffisants.
- Le Lieutenant PIOT accourt sous les balles pour dire : "Chez moi, ça va, la ligne tient, mais nous en tuons, nous en tuons !"
- L'adjudant
COLONNA répond invariablement à toutes les demandes de renseignements : "Nous tiendrons !"
- Le Lieutenant BERGE parcourt sans cesse sa ligne avec son calme prodigieux, sa seule présence est une assurance que tout ira bien.
- Le Chasseur
VILLARD prend le commandement d'une demi-section dont le Sergent et les deux caporaux sont tombés.
- Les caporaux
GADANT et GAVEYRON montrent un splendide courage.
- Le Chasseur
MONNET tient toute la nuit isolé avec trois camarades.
- Le Chasseur
MOURGUE, grièvement blessé au bras gauche, tire quand même toute la nuit.
Arrive enfin une section de la 1ère compagnie, accourue de
La Verse ; c'est la seule réserve du lieutenant MARION, pris à partie aussi, il n'a pas craint de s'en défaire.
Deux assauts encore, brisés aussi ; au dernier, les Allemands ont trouvé une brèche, en avant et à droite de la deuxième ligne ; ils glissent derrière la section
LESPECT, l'entourent ; les Chasseurs tirent les uns en avant, les autres en arrière, tiennent.
La section
BOYER de la 2ème, venue de la
ferme Mathieu, arrive à point pour dégager la section LESPECT.
Enfin, un dernier assaut avec fifres, tambours, hurlements de : unser Kaiser (notre Kaiser), Kaisers befehl (ordre du Kaiser), rafales de mitrailleuses dont on voit la flamme à quelques mètres. L'acharnement de l'ennemi ne sert qu'à augmenter ses pertes.
Il est 4 heures, l'Allemand n'attaque plus ; dans le bout de tranchée qu'il a pris ,il s'installe, entasse des boucliers en fer, des sacs à terre, une mitrailleuse.
Courte et pénible installation, sous notre fusillade sans répit. Au petit jour le caporal CRAMPE bondit avec quelques Chasseurs et reprend toute la tranchée perdue. Il y retrouve encore vivants quelques-uns de nos blessés ensevelis sous des piles de cadavres.
Le commandant interroge les prisonniers ; ce sont des chasseurs
mecklembourgeois du 14ème bataillon ; des cocardes multicolores ornent leurs shakos de cuir ou de feutre. Ils portent tous au porte-épée une dragonne verte.
Le capitaine fait réunir ces dragonnes et tout à l'heure le tailleur de la compagnie y coupera des galons pour les caporaux ; ce sont les premiers galons verts des chasseurs, ils remplaceront pour un temps les trop visibles galons jonquille.Un officier ennemi déclare que les siens ont éprouvé des pertes terribles ; il les estime à 500 hommes mis hors de combat.
Quatre compagnies de chasseurs, deux compagnies bavaroises de pionniers ont mené l'attaque. Le dernier assaut fut fourni par la compagnie cycliste ; son recrutement était de choix, son équipement splendide. Les vainqueurs se montrent en riant les pompes de bicyclette et se partagent les étuis de cartes, tout flambants neufs !
Les prisonniers sont groupés devant le poste du capitaine ; lorsque passe un Chasseur, un simple petit Chasseur de 2ème classe, tous, ostensiblement "rectifient la position" ; un
feldwebel, interrogé, se fige dans un "garde à vous" impeccable, montre du menton un de ses gardiens et dit simplement : "
Die besten Truppen in der Welt (les meilleurs troupes du monde)."
Ultimes paroles d'admiration, et d'orgueil aussi de l'ennemi vaincu"(1).
Une citation entre toutes, celle du clairon MAILLER, tombé la cuisse brisée, exprime l'exaltation héroïque des Chasseurs dans cette nuit de Noël
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(1) Commandant TOUCHON, Trois Noël d'Alpins